Il y a de cela 90 ans, aux élections du dimanche 10 janvier 1932, les Gonâviens, à l’instar des autres habitants du pays, avec leurs bulletins de vote, sont appelés à élire un magistrat communal et un député. Dans la réalité de ces joutes électorales, à La Gonâve, deux camps sont constitués: Le camp du pouvoir dominé par des figures de proue telles Nemours Vincent, Constant Polynice, le Dr. Névarin Célestin, Joseph Delouis et leurs zélés partisans, et le camp de l’opposition nationaliste intégrale régi par Joseph Jolibois Fils qui se bat contre l’Occupant américain et le président Sténio Vincent se retrouvant à la tête d’un gouvernement obéissant au doigt et à l’œil de l’Oncle Sam, pour le moins, dans un premier temps.

Les protagonistes

NEMOURS VINCENT : C’est le frère de Sténio Vincent officiant, sous la surveillance de l’Occupant américain, comme premier magistrat de la nation depuis le 18 novembre 1930. En dépit de la menace de la matraque et de l’emprisonnement qu’il brandit, ce pouvoir subit incessamment les critiques sévères du courant nationaliste et progressiste dénonçant sa collaboration éhontée avec les Yankees. Ces hommes sont sur une position de principe, et crachent leur dégout sur tous les gouvernements haïtiens, depuis Sudre Philippe Dartiguenave, qu’ils appellent de leurs vœux, et malgré les désaveux répétés, à œuvrer à la désoccupation militaire immédiate du pays.

Pour rallier les électeurs de La Gonâve à sa cause, Nemours Vincent va miser sur un allié de taille : Constant Polynice.

CONSTANT POLYNICE : Il est originaire de Saint-Michel de l’Attalaye, dans le département de l’Artibonite. Comme nombre d’éléments de la Grande-Terre, en quête d’opportunités d’affaires, il s’installe sur l’île probablement au début du XXe siècle. On ne peut être plus précis.

Au fil des ans, il constitue son réseau bien assorti de potentats politiques en activité à Port-au-Prince, de notables locaux et de fonctionnaires affectés à La Gonâve. Avec un niveau d’instruction largement supérieur à la moyenne dans un milieu de paysans analphabètes, fermiers de l’Etat, donc, ne jouissant aucun droit de propriété sur la terre qu’ils cultivent, Constant Polynice parvient assez vite à s’imposer. Il n’a pas le physique pour cela, mais une force de caractère, un regard puissant et lumineux, une vivacité d’esprit et une intelligence anthropologique qui le facilite dans la gestion des gens et des choses. Constant Polynice est un « Chef né ».

Constant Polynice est un mélange d’ingéniosité, de rigueur surprenante et d’amitié franche, loyale et gaie. Alcide Delouis, l’un de ses amis, boucle ce portrait psychologique en y ajoutant le trait orgueilleux. A son avis, Constant Polynice est plus fier que le meilleur des coqs que ce dernier  entretient soigneusement pour la gaguère.

JOSEPH JOLIBOIS FILS : En 1930, il est élu député de la première circonscription de Port-au-Prince dont dépend La Gonâve. Durant le second semestre de 1931, il se bat de toutes ses forces pour sa réélection. Le scrutin est programmé pour le 10 janvier 1932.

Bien que sachant qu’il est passionnément détesté par le président Sténio Vincent et les barons de ce pouvoir, en septembre 1931 il ouvre une énième polémique en dénonçant, via une correspondance adressée au commandant de la Garde d’Haïti, le parti-pris du chef du district militaire de La Gonâve, le lieutenant Darmond, qui a pris à bord de sa chaloupe son compétiteur électoral, Nemours Vincent, pour faire campagne à La Gonâve et à l’Arcahaie. Ce dernier conteste le fait. Des correspondances échangées entre le Commandant de la Garde d’Haïti, R. P. Williams, Nemours Vincent et Joseph Jolibois Fils sont publiées dans une presse à grand tirage.

Haïti-Journal, quotidien fondé par Sténio Vincent, dirigé à l’époque par Candelon Rigaud, puis par le poète Léon Laleau, égratigne Jolibois. Le journal lui reproche de s’en être servi, à son tour, d’une voiture de la présidence haïtienne pour battre campagne électorale en 1930. Pour ce fait à lui reproché, Joseph Jolibois exige l’administration de preuves. Par contre, il maintient intacte la teneur de la correspondance adressée au commandant de la Garde d’Haïti.

Un drame sanglant évité de peu à Pointe-à-Raquettes

La chamaillerie enfle ! Le leader nationaliste porte à la connaissance du public comment Nemours Vincent, Constant Polynice, Joseph Delouis, des chefs de bouquement et des filles de joie amenées de Port-au-Prince à Pointe-à-Raquettes, s’en sont pris à lui et quelques-uns de ces partisans. N’était son sang-froid, le sang aurait pu couler dans les deux camps, étant donné que les siens entendaient se défendre comme il le fallait, avec dignité. Ce soir du mardi 25 août 1931, à l’occasion de la Saint-Louis, Joseph Jolibois, qui est hébergé chez Oracius Aspilaire (En-bas-la ville), revenait d’une soirée dansante organisée chez M. et Mme Joseph Anglade (En-haut-la ville). Pointe-à-Raquettes a évité un drame sanglant le jour de la célébration de son saint patron. Un sacrilège contenu.

Le triomphe brutal du camp vincentiste

En dépit de sa détermination à aller jusqu’au bout de cette joute politique qui déborde le cadre des élections, la machine répressive du pouvoir finira par laminer Jolibois et quelques-uns de ses partisans les plus décidés. Le 17 novembre 1931, sur ordre du juge d’instruction Elie Lescot, il est mis aux arrêts, étant fallacieusement, donc faussement, accusé d’avoir assassiné son collègue Elius Elie, député de Lascahobas. En l’espace de dix ans,  Joseph Jolibois Fils vient d’être incarcéré pour la quatorzième fois.

Malgré les protestations les plus vives exprimées par des parlementaires et d’autres personnalités de la société civile, le gouvernement ne rétracte pas. Joseph Jolibois Fils ne recouvre sa liberté que le 22 janvier 1932, douze jours après la tenue de ces « élections-sélections ». Il aura passé deux mois en tôle.

En fait, sa fausse inculpation dans l’assassinat du député de Lascahobas participe de la manœuvre odieuse du pouvoir visant à l’empêcher de triompher de Nemours Vincent, le candidat du Palais national. Son embastillement constitue un ultime message envoyé aux cartels nationalistes qui n’approuvent pas la politique du président de la République.

Emile Roumer fait prisonnier à La Gonâve

Les plus hardis défenseurs du camp nationaliste sont arrêtés, battus, puis emprisonnés. D’autres seront tués purement et simplement. Le poète Emile Roumer, Joseph Lafortune, Julien Charles, les frères Albert, fils de feu pasteur Auguste Albert, Jeanty et Joseph Anglade, délégués du cartel Joseph Jolibois Fils à La Gonâve sont jetés en geôle. Des Gonâviens sensibles à la  cause de Jolibois Fils en connaissent le même sort.

En fait, le clan vincentiste réussit ses manœuvres anti-démocratiques. Il s’octroie 33 des 36 sièges de députés qui étaient à pourvoir. Nemours Vincent décroche le siège de député pour la Première circonscription de Port-au-Prince. Constant Polynice devient maire de La Gonâve pour ne démissionner que dans moins d’un mois. Pourquoi ? Le mystère perdure toujours !

Par la suite, il sera prouvé que Joseph Jolibois Fils n’était mêlé ni près ni loin dans l’assassinat du député Elius Elie. Le leader nationaliste est renvoyé hors de cause. Néanmoins, la police politique de Sténio Vincent se saisira de lui une fois encore, et encore, et encore. Ecroué au Pénitencier national, il n’en sortira pas vivant. Il y retrouve la mort le 14 mai 1936, après 17 arrestations suivies d’emprisonnement sans omettre qu’il a été en deux fois coffré en République Dominicaine et une fois à Cuba.

Joseph Jolibois Fils, une conscience nationaliste imputrescible

Quatre-vingt-dix ans après cette mascarade électorale, quatre-vingt-six ans après la mort de Joseph Jolibois Fils dans des conditions troublantes au Pénitencier national, La Gonâve doit se souvenir du plus brillant de ses représentants, – jusqu’à présent -, à la Chambre législative ; un homme vertical, libre dans son discours comme dans son action, un tribun imperturbable, un nationaliste intransigeant, un anti-impérialiste convaincu qui refuse tout compromis avec l’Occupant américain et les Haïtiens qui sont à sa botte. Joseph Jolibois Fils, c’est une espèce rare depuis déjà un siècle. Il demeure une conscience nationaliste inaltérable, donc éternelle ! Les empreintes de ses semelles résistent encore au temps sur les venelles de l’Anse-à-Galets et de Pointe-à-Raquettes.

La Gonâve et les élections du 10 janvier 1932 • Publié le 2022-02-02 • Crédit-Article: lenouvelliste