Conseiller municipal, maire, député, ministre, chef du gouvernement, et enfin président de la République. Il est l’un de ceux qui auront le plus marqué la Ve République française. Jacques Chirac s’est éteint ce jeudi 26 septembre 2019, il avait 86 ans. Portrait.

7 mai 1995, vers 21h. L’heure est à la fête dans les rues de Paris. De l’avenue d’Iéna à la Concorde, la droite française célèbre la victoire qu’elle attendait depuis 14 ans. Dans la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville, une haute silhouette en costume gris s’avance face à l’assemblée, qui scande son nom en battant des mains. Jacques Chirac – puisque c’est de lui qu’il s’agit – savoure l’instant. « À l’heure où je vous parle, les résultats connus montrent que vous avez décidé de me confier la plus haute charge de l’État », commence-t-il sous les vivas de ses partisans et les lustres du salon.

Une heure plus tôt, celle de la consécration, son visage est apparu sur les écrans des téléviseurs. En légende, un chiffre : 52%, son score au second tour de l’élection présidentielle face au socialiste Lionel Jospin. Celui qui a entamé sa carrière politique voilà plus de 30 ans voit enfin son acharnement récompensé. Maire, député, secrétaire d’État, ministre et Premier ministre, il a déjà pris presque tout ce qu’une carrière politique peut offrir. « Ce soir,poursuit Jacques Chirac derrière son pupitre en plexiglass,je pense à mes parents… »

Un aventurier contrarié

Abel-François et Marie-Louise Chirac, née Valette, sont décédés depuis longtemps déjà quand leur fils accède à la fonction suprême. Ils se sont mariés en 1921 et très vite, leur vie de couple a été marquée par un drame : la mort de leur fille à l’âge de 2 ans. Jacques naît presque dix ans plus tard, le 29 novembre 1932, dans le Ve arrondissement de Paris. Son père, employé de banque, est un homme froid et autoritaire, tandis que sa mère, énergique et chaleureuse, le couvre d’attention.

L’enfant unique grandit entre les beaux quartiers parisiens et la campagne corrézienne. Il se décrit comme un garçon turbulent, plus prompt à faire les 400 coups qu’à réviser ses leçons, mais aussi épris de poésie et d’arts lointains. Jacques Chirac connaît ses premiers engagements politiques au lycée sans que ses convictions ne soient encore très affirmées. D’abord adhérent au Rassemblement du peuple français fondé par le général De Gaulle, il s’encanaille au début des années 1950 avec le Parti communiste, et signe l’Appel de Stockholm pour l’interdiction des armes nucléaires.

À 18 ans, Jacques Chirac se rêve capitaine au long cours. Son bac en poche, il s’embarque à bord d’un cargo qui fait la liaison entre Dunkerque et l’Afrique du Nord. L’odyssée ne dure qu’un été, brisée nette par son père qui le ramène à Paris. Un an plus tard, l’aventurier contrarié entre à Sciences Po. C’est là, sur les bancs de la prestigieuse institution de la rue Saint-Guillaume, qu’il fait la connaissance d’une jeune femme blonde de bonne famille, Bernadette Chodron de Courcel. Elle aime son charme et son aisance, il la trouve audacieuse ; ils se marient et auront deux filles : Laurence, Claude, et en recueilleront en 1979 une troisième, Anh Dao, une boat-people vietnamienne alors âgée de 21 ans.

Deux semaines après son mariage, Jacques Chirac part pour l’Algérie, plongée dans une guerre qui ne dit pas son nom. Il veut être de toutes les missions délicates. Il obtient la Croix de la valeur militaire pour avoir secouru une section prise sous le feu des insurgés. Un temps, il songe à embrasser une carrière dans l’armée. Mais son père a d’autres ambitions pour lui : il le voit à la tête de l’Aviation civile ou directeur de la Banque de France. Jacques Chirac ne peut que se soumettre et bientôt, trop vite à son goût, il intègre l’ENA, l’École nationale d’administration. Il s’y ennuie ferme, lassé par les mesquineries de ses camarades, prêts à tout pour obtenir la meilleure place au concours de sortie. Jacques Chirac termine 16e sur 52 et entre à la Cour des comptes.

Le « bulldozer »

Jacques Chirac a 28 ans et refuse de s’enfermer dans le carcan monotone d’une carrière de fonctionnaire. Il lui faut de l’action. Par l’intermédiaire d’un de ses anciens camarades de Sciences Po, il rejoint alors l’équipe de Georges Pompidou, nouveau Premier ministre de Charles De Gaulle. Sa propension à agir sans s’embarrasser du formalisme administratif lui vaut rapidement le surnom de « bulldozer ». Il a trouvé sa voie, sa carrière politique est lancée. En 1967, il remporte sa première victoire électorale en devenant député de Corrèze, la terre de ses ancêtres. Depuis ce bastion provincial, il se lance, sabre au clair, à la conquête des plus hautes fonctions.

Son ascension est fulgurante. Secrétaire d’État puis ministre sous la présidence de Pompidou, il devient en 1974 Premier ministre de Valéry Giscard-d’Estaing. Mais le « bulldozer » n’entend pas rester dans l’ombre de ce président qu’il a aidé à être élu. Il quitte Matignon deux ans plus tard et crée le RPR, le Rassemblement pour la République.

Maire de Paris à partir de 1977, Jacques Chirac ne vise désormais plus qu’une chose : l’investiture suprême, la présidence de la République. Il tente sa chance une première fois en 1981, puis une deuxième en 1988, de nouveau face à François Mitterrand dont il est le Premier ministre de cohabitation depuis 1986. Sans succès. « Les Français n’aiment pas mon mari », constate, amère, son épouse Bernadette. Jacques Chirac incarne alors une droite dure et libérale. Ses opposants le surnomment « Facho Chirac ». On lui reproche sa politique offensive en matière d’immigration, la mort de Malik Oussekine, tué par la police lors d’une manifestation contre la loi Devaquet sur les universités et, plus tard, sa sortie sur « le bruit et l’odeur » des immigrés de la Goutte d’Or.

La troisième tentative est la bonne. Fin 1994, la presse le donne pourtant loin derrière le chef du gouvernement Édouard Balladur, également issu du RPR. Jacques Chirac ne pardonnera jamais cette traîtrise à celui qui aura été un ami de 30 ans. Mais pour l’heure, il se lance corps et âme dans cette campagne qu’on lui annonce perdue d’avance, surfant sur le thème de la « fracture sociale ». Ses longues années d’exercice politique l’ont en effet rendu pragmatique. Le « bulldozer » s’est mué en caméléon qui adapte ses convictions aux préoccupations de la société.

Un président immobile

La stratégie est gagnante : le 7 mai 1995, Jacques Chirac devient président de la République française. Mais à peine élu, il annonce un tour de vis budgétaire. Pour lutter contre les déficits et la dette de l’Etat, le gouvernement accélère les privatisations et s’attaque à la réforme des retraites et de la sécurité sociale. Des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues. La cote de popularité de Jacques Chirac s’effondre dans les sondages avec celle de son Premier ministre, Alain Juppé.

Le président joue alors son va-tout : il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale le 21 avril 1997 dans l’espoir que les urnes lui redonnent l’avantage. Raté. La victoire du PS aux législatives le contraint à choisir Lionel Jospin comme Premier ministre. Ce dernier parvient à lui faire proposer la modification de la Constitution pour transformer le septennat en quinquennat. Le projet est soumis au référendum en septembre 2000 ; il obtient 73 % des suffrages.

En 2002, à 69 ans, Jacques Chirac se retrouve au second tour de la présidentielle face au chef du Front national Jean-Marie Le Pen. Refusant tout débat avec son adversaire, il se pose en rempart contre l’extrême droite et l’emporte avec 82 % des voix. Ce second mandat, marqué notamment par l’embrasement des banlieues et le mouvement étudiant contre le CPE, est celui de l’immobilisme. Chirac le « bulldozer », Chirac le « flingueur », hérite d’un nouveau surnom : le « roi fainéant ». Dans son ouvrage Jacques Chirac, une histoire française, Simon Laplace voit dans cette inertie « l’obsession protectrice » d’un président désireux de préserver l’unité nationale. D’autres l’interprètent comme le résultat d’une politique davantage guidée par les enquêtes d’opinion que par une volonté de réformes.

Lorsque Jacques Chirac quitte l’Élysée en mai 2007, son bilan est terne. L’histoire retiendra cependant au moins deux choses de ses 12 années passées à la tête de l’État. La première le 16 juillet 1995. Lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv de 1942, il prononce un discours au cours duquel il reconnaît la responsabilité de l’État français dans les crimes commis contre les juifs de France sous l’Occupation. Nul autre ne l’avait fait avant lui. Ce discours est sa plus grande fierté, avouera-t-il quelques années plus tard. La deuxième en 2003, lorsqu’il refuse d’engager la France dans la guerre en Irak. Cette décision lui vaut un regain de popularité nationale et internationale.

La personnalité politique préférée des Français

Désormais retraité, Jacques Chirac devient la personnalité politique préférée des Français. Ses erreurs passées paraissent loin et la nostalgie bat son plein. Dans un pays ébranlé par les secousses de la crise économique, il semble incarner une époque révolue, celle de l’insouciance et du plein emploi. Car depuis toujours, il cultive une image de franchouillard au parler cru, amateur de femmes et de bonne chère.

Pantalon jusqu’au torse et sourire engageant, il aime plus que tout aller au contact de la population, plongeant dans les bains de foule et multipliant les poignées de mains et les embrassades avec un plaisir évident. On découvre aussi derrière ce personnage gargantuesque un homme cultivé, amoureux de l’Asie et du sumo, passionné des arts premiers et des peuples oubliés. Une passion concrétisée par la création du musée du Quai Branly, rebaptisé depuis musée du Quai Branly-Jacques Chirac.

Mais très vite, privé de son immunité présidentielle, l’ancien chef de l’État est rattrapé par la justice qui enquête sur le financement occulte du RPR et les emplois fictifs à la mairie de Paris. Il est condamné dans cette affaire le 15 décembre 2011 à deux ans de prison avec sursis pour abus de confiance et détournement de fonds publics. Jacques Chirac décide de ne pas faire appel. Il explique ne plus avoir les forces nécessaires « pour mener le combat contre la vérité ».

Depuis un accident vasculaire cérébral en 2005, sa santé n’a en effet cessé de se dégrader. Ses apparitions publiques sont devenues plus rares, ses traditionnelles visites au Salon de l’agriculture moins longues. Hospitalisé à plusieurs reprises, l’ancien président a été aussi fortement éprouvé par le décès de sa fille Laurence en avril 2016. Sa dernière participation à une cérémonie officielle remonte à novembre 2014. Diminué, la main sur l’épaule de son garde du corps, il était arrivé sous les applaudissements du public.